Théodore revint avec les deux voitures de Thiers.
– Prends la première, dit-il à Fortuné. Toi, ajouta-t-il en se tournant vers l’homme, monte dans l’autre !

C’est dans un état inanimé que François fut installé sur une banquette. Quelques secondes plus tard, les véhicules s’arrêtaient devant le bureau de Pereire, près duquel la délégation stationnait dans l’attente d’informations, entourée par les agents de la Préfecture qui scrutaient les alentours. Fortuné expliqua à ses compagnons ce qui était arrivé à François et chargea Héloïse de le conduire chez le docteur Labrunie.
Après un bref conciliabule durant lequel Théodore désigna le conspirateur au Président du Conseil, Pereire proposa à ce dernier de remettre la suite de la visite à un autre jour. Théodore demanda à Pereire :
– Nous devons interroger cet individu. Le temps presse, nous ne pouvons l’emmener à la Préfecture. Nous autorisez-vous à occuper votre bureau ?
Pereire accepta puis raccompagna la délégation jusqu’à la sortie du chantier. Théodore demanda à Fortuné, Champoiseau et deux policiers de l’accompagner à l’intérieur. Ils attachèrent l’homme au pied d’un poteau de bois qui soutenait le toit de la baraque.
Théodore s’adressa discrètement à Fortuné et Champoiseau :
– J’ai fait chercher quelqu’un que tu connais, Fortuné. Ne montrez aucune surprise devant ce que nous allons dire.
Ils attendirent dix minutes en silence, l’homme laissant paraître un sentiment d’inquiétude croissant. Quand trois coups furent frappés à la porte, tous sursautèrent. Théodore sortit parler avec l’inconnu. Fortuné l’identifia en effet lorsqu’il franchit la porte. Il s’agissait de Gilles, le chef mutique de Théo. Les instants qui suivirent confirmèrent qu’il était parfaitement informé des derniers événements.
Il ignora la présence de Fortuné et posa sur une table une petite mallette en cuir.
En guise de salutation, il assena à l’homme une gifle violente qui lui ouvrit une lèvre. Fortuné et Champoiseau eurent un mouvement de recul, mais ne dirent rien.
Gilles dit à l’homme :
– Tu viens de tuer un enfant, tu as attenté à la sûreté de l’État. C’est la prison assurée pour plusieurs années.
Il se tut un moment pour laisser l’homme méditer ces paroles.
– Si tu parles, ta peine sera allégée. Sinon, compte sur moi pour que tu sois enfermé avec les pires spécimens de ton espèce.
L’homme resta silencieux, le regard fixé sur le sol. Gilles lui assena une seconde gifle, qui projeta du sang alentour. L’homme serra les dents et ferma les yeux, signifiant qu’il était prêt à recevoir d’autres coups.
Gilles reprit :
– Très bien… allons-y… Jean Souchard, fuséen chassé le 12 septembre 1835 de l’École de pyrotechnie de Metz après une bagarre avec un autre soldat, Yvon Gazaux. Nous te surveillons depuis lors, mon ami, ajouta Gilles avec un sourire carnassier, car tu n’es pas avare en public de tes opinions politiques, qui ne vont pas dans le sens du régime actuel, pour le dire poliment. Nous n’avons pas pu établir avec certitude si tu faisais partie de la bande qui attaqué ce Monsieur il y a quatre jours – Gilles désigna Fortuné –, mais tu vas peut-être nous le dire. Qu’en pensez-vous, Monsieur ?
– Il pourrait tout à fait être l’un des trois, répondit Fortuné.
– Malheureusement, reprit Gilles, nous te pensions actuellement en Angleterre, sans quoi nous aurions mieux paré à l’événement d’aujourd’hui… Et je t’ai connu avec plus de poils au menton, non ?
– Il est passé chez le barbier récemment, confirma Théodore.
– Sage précaution… Bon, le temps passe. Que dis-tu de tout cela, Souchard ? demanda Gilles.
L’homme semblait ébranlé par ces révélations. On entendait maintenant sa respiration. Il ouvrit les yeux, découvrit avec effroi sa chemise rougie par le sang et releva la tête.
– Vous vous trompez, dit-il. Je m’appelle Paré.
– Et moi je suis la reine d’Espagne ! ricana Gilles.
Il y eut du brouhaha dehors. Gilles demanda à travers la porte :
– Qui est là ?
– Jean, c’est toi ? cria une voix de femme. Que te font-ils ?
Elle ne reçut aucune réponse. Souchard respira de façon plus saccadée. Sa tête retomba sur sa poitrine. Le sourire de Gilles s’élargit.
– Éloignez-la ! cria t-il à travers la porte. Et gardez-la sous la main !
Puis, s’adressant à Souchard :
– Ta petite amie était à la maison, nous avons de la chance !
Il se tourna vers Champoiseau et Fortuné :
– Vous avez devant vous un des ex-meilleurs soldats de l’École de pyrotechnie de Metz, formé à la manipulation des fusées incendiaires congrèves, capable de détruire une grange à un kilomètre ! Un savoir faire qu’il a vendu au plus offrant, semble t-il.
Gilles s’agenouilla devant Souchard :
– Nous savons que tu préparais ce coup avec Poisneuf. Qui sont tes autres complices ! Pour qui travailles-tu ?
– Libérez-moi et je vous conduis à eux.
– Dis-nous leur nom et tu ne pourriras pas en prison.
Souchard réfléchissait et respirait fort.
– C’est qui celui-là ? demanda-t-il en montrant Champoiseau.
– Tu n’as pas à le savoir.
– Il est aveugle ?
– …
– C’est un argousin ?
– Malheureusement non, répondit Théodore. Un homme comme lui nous serait pourtant précieux.
– Un aveugle !?
Champoiseau avait de plus en plus de mal à se maîtriser. Si Souchard le traitait d’aveugle une troisième fois, il était possible que sa tête se sépare soudainement de son corps, aidée en cela par une canne-bâton maniée par un vieil homme à la vue basse mais encore très habile.
Théodore s’avança vers Souchard :
– Sais-tu, Souchard, que lorsque l’on perd un sens, on en développe d’autres pour compenser ? Sais-tu qu’on perce les yeux des chardonnerets pour les faire mieux chanter ?
Souchard s’arrêta de respirer une fraction de seconde puis reprit son souffle rauque.
– Est-ce le mot « chardonneret » qui te rappelle quelqu’un ? demanda Gilles.
– De quoi parlez-vous ? répondit Souchard.
– Tu commences à user ma patience…
– Je ne comprends rien à ce que vous dites. Libérez-moi et je vous conduis à mes complices.
– En effet, on ne se comprend décidément pas bien, répondit Gilles.
Champoiseau glissa à l’oreille de Théodore et Fortuné :
– Je confirme : peut-être l’avez-vous entendu comme moi, mais sa respiration et son timbre de voix viennent de changer. Cette histoire de chardonneret le perturbe.
Théodore chuchota l’information à Gilles, qui fit un pas de plus vers l’homme attaché à terre :
– On me dit qu’au mot « chardonneret », tu es entré dans la peur, Souchard. Je suis heureux d’apprendre que tu sais donc où se trouve la femme que nous cherchons. Et je suis désolé de t’informer que je vais devoir user maintenant de méthodes un peu plus radicales…
Gilles demanda à Champoiseau l’autorisation de prendre sa lourde canne-bâton et se tourna vers Souchard.
– Je ne vais pas te tuer, n’aie crainte. J’ai aussi avec moi des outils plus légers, mais je pense que cette belle canne fera l’affaire.
Il se dirigea vers la table et sortit des papiers de sa mallette en cuir :
– Il y a un petit risque que tu passes dans l’autre monde avec ce que je vais te faire, si tu as un cœur fragile… Mais le risque est minime…
Il déplia un feuillet qu’il tint devant les yeux de Souchard :
– C’est un dessin fidèle à la réalité, à chaque fois que j’ai pu le vérifier. Là, c’est le tibia et là, le fémur et la rotule. Regarde bien : si l’ensemble reçoit un choc très violent – par exemple s’il est brutalement frappé par un objet lourd –, la rotule peut être broyée en morceaux, les tissus entre le fémur et le tibia peuvent se déchirer et l’on n’a plus qu’une jambe désarticulée qui fait endurer à son propriétaire une souffrance proprement inhumaine. Tu me suis ?… Là, c’est une autre planche qui présente l’articulation du coude. Tu imagines les accidents qui peuvent survenir… Pareil : un grand choc et les tissus qui relient l’humérus au radius et au cubitus cèdent, ce qui te fera hurler de douleur plusieurs semaines et t’interdira à tout jamais de plier à nouveau le bras. Pas facile dans ces conditions de manger, de boire, de s’habiller le matin…, d’allumer une fusée congrève…
Gilles reposa les dessins sur la table, soupesa le volumineux pommeau métallique de la canne-bâton et dit calmement à Souchard.
– Tu as quatre membres… quatre chances de me dire où vous avez enfermé Chardonneret.
Souchard roula des yeux de fou, regardant alternativement Fortuné et Champoiseau en se demandant s’ils allaient laisser faire, et Théodore et Gilles.
– Parfois, je rate mon coup et je dois recommencer, précisa Gilles. Tu m’excuseras si c’est le cas…
Il leva le long bâton au-dessus de Souchard.
Fortuné s’interposa :
– Monsieur, vous ne pouvez pas vous attaquer ainsi à un homme sans défense !
Théodore le retint en posant une main sur sa poitrine :
– Je t’en prie, nous n’avons pas le temps de tergiverser. Ne nous oblige pas à appeler les agents… Je te rappelle que cet homme n’a pas hésité à tirer sur notre ami… Une femme est entre la vie et la mort et son destin dépend de ce qu’il voudra bien nous dire.
Fortuné ne répondit rien, mais ne bougea pas d’un centimètre.
Gilles n’avait pas quitté Souchard d’un œil. Il jeta ses bras en arrière pour prendre de l’élan.
– Tu tiens ton sort entre tes mains…
– C’est bon, cria Souchard, arrêtez, par pitié ! Je vais vous dire ce que je sais ! Mais il faut me croire, j’ignore où est cette femme !
Gilles, la canne toujours levée, pencha la tête et ouvrit grand les yeux, attendant la suite.
– Elle avait compris où elle serait enfermée si on la trouvait. Voilà, c’est tout ce que je sais.
– Attends, attends, dit Gilles en posant enfin la canne sur le sol. Je ne comprends pas : comment le sais-tu ?
– Elle nous a dit quand on l’a prise : « De toute façon, je sais où vous m’emmènerez ! »
– Où l’avez-vous emmenée ?
– C’est Poisneuf qui s’en est chargé et il ne m’a rien dit.
– Vous avez l’habitude d’enfermer des gens ? Vous avez des endroits pour ça ?
– Je vous le répète, je n’en ai aucune idée.
– Tu n’as pas demandé à Chardonneret à quel lieu elle pensait ?
– Si, mais elle n’a pas répondu. Elle s’est contentée de nous rire au nez.
– Et comment a-t-elle compris où elle serait enfermée ?
– Je l’ignore.
– … Tu crois que cette information qui ne nous avance guère va t’éviter un coup de canne sur le genou ?
– …
Gilles s’appuya sur le bord de la table, interrogeant Théodore du regard.
Fortuné demanda à Souchard :
– Pouvez-vous répéter la phrase de Chardonneret ?
– Elle a dit : « De toute façon, je sais où vous m’emmènerez ! »
Fortuné sortit un livre de sa redingote. Il ouvrit Le Moine page 327 et montra à Gilles et Théodore les mots écrits dans la marge : « Anyway, I know where it all ends. Justice is all above us. » Il demanda à Théodore si Chardonneret et lui communiquaient parfois en anglais, ce qu’il lui confirma.
– Regardez, dit Fortuné, les deux phrases commencent de la même manière : « De toute façon, je sais où… »
Gilles les éloigna un peu plus de Souchard afin qu’il ne les entende pas et demanda :
– Et la suite dit quoi ? Je ne comprends pas l’anglais.
– « Je sais où tout cela finit », continua Fortuné. « La justice est toujours au-dessus de nous », ou quelque chose comme ça.
– Quel rapport avec l’endroit où elle serait enfermée ?
– Aucune idée, avoua Fortuné. Seulement, j’imagine bien Chardonneret lancer l’autre phrase à Poisneuf et ses complices quelques heures après avoir écrit celle-ci dans le livre. Pour moi, ce n’est pas un hasard si elles se ressemblent…
Champoiseau s’était joint à la conversation. Souchard les observait chuchoter à distance avec un œil inquiet.
Tout à coup, le visage de Champoiseau s’illumina :
– J’ai une piste, dit-il. Mais peut-être que vous aussi ?…
Les trois autres signifièrent non de la tête.
– S’il existe un lien entre ces deux phrases, enchaîna le vieil homme, c’est peut-être que celle en anglais désigne un lieu indiqué par la préposition qui le précède : « sous ».
– « La justice » ? dit Gilles. Mais ce n’est pas un lieu !
– Ça peut l’être, poursuivit Champoiseau avec un sourire.
Fortuné avait compris :
– Quel est le bâtiment qui symbolise la justice à Paris ?
– Le Palais de justice ? Bien sûr ! s’exclama Gilles.
– Je ne vois que cela, dit Champoiseau. J’ai entendu dire qu’il existait sous le Palais des vieilles cellules, inutilisées maintenant, mais qui avaient servi pendant la Révolution ou avant.
– C’est habile de la part de Chardonneret ! commenta Fortuné. Sa phrase est à double sens. Pour qui sait lire l’anglais mais ne cherche pas de signification cachée, ces trois lignes se rapportent au moine coupable finalement puni de ses méfaits… Pour qui cherche plus loin, la phrase peut désigner le Palais de justice. Chardonneret a dû entendre Poisneuf parler un jour de ces cellules cachées et, avant de partir à sa recherche, elle a écrit ces lignes par sécurité. Et elle a bien fait ! C’est peut-être ce qui va lui sauver la vie, s’il en est encore temps !
Gilles se tourna vers Champoiseau :
– Si vous me le permettez, Monsieur, je dirais que lorsque l’on voit moins, en plus d’entendre des choses que les mieux voyants n’entendent pas, on peut voir dans une phrase des choses invisibles à leurs yeux !
Aucun compliment n’aurait pu faire davantage plaisir au vieil homme.
Gilles reprit :
– Je connais l’existence de ces cellules. Je ne les utilise pas, mais je connais certains qui le font discrètement. Elles sont si enfouies et dispersées que leurs occupants peuvent crier tout leur soul, personne ne les entend.
– Vite ! dit Théodore. Allons fouiller ces cellules !
– Ce n’est pas aussi facile que cela, répliqua Gilles.
Et, s’adressant à Fortuné et Champoiseau :
– Il faut que je passe avant à la Préfecture. Retrouvons-nous devant le Palais de justice dès que possible !
Et à Souchard :
– Toi, tu ne perds rien pour attendre ! Prépare-nous ta confession et le nom de tes complices, nous nous reverrons bientôt !
Théodore et lui sortirent tous deux du bureau de Pereire en courant, laissant Souchard à deux agents.
Fortuné et Champoiseau saisirent leurs cannes-bâtons et regagnèrent à leur rythme la sortie du chantier, suivis par le chien Hugo.